BRÈVES CHRONIQUES ITALIENNES

Il y a quelques mois, nous avons pris l’initiative d’organiser un collectif transpartisan, baptisé La Digue, pour comprendre la progression de l’extrême droite partout dans le monde et la combattre. Initiative pour l’heure parlementaire, elle rassemble des député-s, député-es européen-nes et sénateur-ices qui prennent chacun-e l’engagement de se déplacer à l’étranger pour rencontrer celles et ceux qui s’opposent à l’extrême droite, qu’ils soient parlementaires, syndicalistes, activistes, intellectuels ou encore journalistes.

Avec ma collaboratrice parlementaire, Mathilde, nous nous sommes rendus trois jours en Italie, du 21 au 23 juillet. Je vous livre ici un premier compte rendu, non exhaustif, au préalable d’autres restitutions plus complètes.

Lundi 21 juillet, Bologne

Arrivés la veille au soir à Rome, nous prenons un train tôt le matin, vers 7h, pour être à Bologne un peu avant 10h. Nous avions trois rendez-vous programmés sur place, avec le Maire de la ville, Matteo Lepore, puis avec Piero Ignazi, professeur de sciences politiques à Bologne et à Paris, enfin avec Romano Prodi, personnalité politique de premier plan de la gauche italienne et européenne dans les années 90 et 2000 (ancien Président du Conseil des ministres, ancien Président de la Commission européenne).

Trois regards différents, de personnalités parfois critiques les unes des autres, mais que l’analyse de la situation et des priorités d’actions rassemblent. Cette concordance des points de vue pourrait surprendre au regard de l’histoire de la gauche italienne, marquée par la division qu’a notamment suscité une pratique du pouvoir parfois très critiquée, à juste titre me semble-t-il, par ceux qui reprochaient à ses dirigeants de l’époque des alliances électorales au centre et des politiques d’accompagnement du libéralisme économique.

Tous nos interlocuteurs appellent d’abord le besoin d’unité de la gauche et du camp progressiste. Ils soulignent le fait que le gouvernement de Giorgia Meloni est issu d’une coalition de la droite et de l’extrême droite ayant obtenu moins de voix que son opposition. C’est donc d’abord sa division qui explique la défaite de la gauche. Ce morcellement n’est pas le seul fait d’intérêts intrinsèques d’appareils politiques distincts mais a évidement à voir avec le bilan de la gauche et du centre (gouvernement de Matteo Renzi par exemple) et/ou la participation à la grande coalition sous le précédent gouvernement (Draghi). Les divisions de la gauche procèdent ainsi d’abord de sa propre critique, et principalement de la mise en œuvre de politiques qui ont conduit à l’élection de Giorgia Meloni. Lucides, et sûrement instruits des conséquences dramatiques de cette situation, les uns et les autres, d’une génération à l’autre (40 ans séparent Romano Prodi de Matteo Lepore), nous disent le besoin impératif d’union et du dialogue qui la précèdent. Et en écrivant ces lignes, je revois Romano Prodi serrer les points depuis le canapé de son appartement à Bologne en me disant que les trois quarts de son temps politique étaient autrefois dédiés à la discussion, exigeante et parfois houleuse, avec ses alliés. L’union ne va pas de soi, elle se construit, se mérite, c’est un combat.

De cette journée en Emilie-Romagne, région de Bologne, je retiens aussi et surtout les ressemblances troublantes avec certains traits de la situation hexagonale. Nos interlocuteurs nous font part des divergences culturelles et politiques qui traversent la société italienne, citant davantage la fracture ville/campagne que celle opposant traditionnellement le Nord et le Sud du pays (encore d’actualité dans de nombreux domaines cependant). Ils nous disent combien la question identitaire imprègne les campagnes, de façon souvent inversement proportionnelle à la présence d’immigrés dans les territoires.

Pour ne pas tout concentrer dans le récit de cette première journée, je passe sur la question sociale qui sera abordée ensuite. Je souligne simplement qu’ils nous disent tous qu’elle est la pierre angulaire d’une ambition politique de reconquête d’un électorat populaire très largement abstentionniste.

L’horizon international, et plus spécifiquement européen, constitue la conclusion commune de nos échanges. Nous partageons le besoin de renouveler le projet européen pour le mettre au service d’un autre idéal que celui du libre marché et pour affirmer une Europe puissance protectrice du droit international. Cette perspective continentale est jugée d’autant plus importante que l’extrême européenne s’organise et construit une sorte de « nationalisme européen » opposant une Europe dite occidentale au fantasme de l’effacement de ses populations et cultures. A cette échelle aussi, la gauche européenne doit proposer des perspectives de progrès en opposition à la tentation identitaire.

Mardi 22 juillet, Rome

Après un aller-retour à Bologne la veille, nous restons les deux jours suivants à Rome où nous déambulerons entre nos divers rendez-vous dans une ville merveilleuse bien qu’étouffante en ce mois de juillet.

Ce mardi nous rencontrons les responsables de la CGIL, principal syndicat en Italie, Christopher Hein, ancien directeur du Conseil italien pour les réfugiés, Daniele Macheda, président du syndicat de la RAI et Anna Del Freo, journaliste italienne à Sole 24 et membre du comité directeur de la FEJ. 

Deux leçons principales de ces entretiens, extrêmement riches, retiennent mon attention : celles qui intéressent les rapports entre les travailleurs italiens et les migrants dans l’appareil de production et, sur autre sujet, les fragilités démocratiques qui procèdent des attaques à l’encontre d’une information libre.

La progression de l’extrême droite en Italie et la victoire de Giorgia Meloni sont d’abord comprises comme le résultat du déclassement progressif de la classe moyenne italienne, en particulier des actifs. Nonobstant des différences marquées entre le Nord et le Sud du pays, syndicalistes comme intellectuels ou journalistes décrivent une société jusqu’il y a peu caractérisée par une grande homogénéité des situations sociales et par des circulations possibles entre ses différentes couches, au gré des études et du travail. Cette cohésion sociale était donc garante d’une forme de résistance aux discours populistes qui s’estompe à mesure que le niveau de vie des classes moyennes se détériore. Dans un pays encore largement industriel (autour de 20 % du PIB contre 10 % en France), la concurrence internationale pèse sur la rémunération des travailleurs, et les emplois de services, hors cadres, ne compensent pas les rémunérations des emplois industriels supprimés. Plus conjoncturellement, nos interlocuteurs insistent sur les pertes considérables de pouvoir d’achat depuis la crise inflationniste, les salaires et prestations sociales n’ayant que peu progressé au cours de cette période. Enfin, ce panorama social se situe dans le contexte d’une société vieillissante (rapport actifs/inactifs le plus dégradé de l’UE) qui oblige des transferts sociaux qui pèsent beaucoup sur la rémunération des actifs.

Cette décohésion sociale est le terreau fertile au discours identitaire qui désigne les exilés pour responsables des malheurs du pays. Cette accusation n’a pas seulement valeur (im)morale, elle est aussi un rouage nécessaire pour un appareil productif en quête d’une main d’œuvre exploitable. En sus d’un déséquilibre démographique qui fragilise la cohésion sociale, l’absence de perspective matérielle satisfaisante pousse une part considérable de la jeunesse du pays vers l’étranger (à titre d’exemple, cette proportion atteint 1/3 des jeunes diplômés). Ainsi, ce pays est devenu terre d’émigration, faute de pouvoir offrir à sa jeunesse des perspectives d’avenir. D’apparence paradoxale, la désignation des exilés comme boucs émissaires de la société n’a pas pour objet la remigration de ces derniers mais constitue une sorte d’autorisation à les exploiter, tant leur travail est indispensable à une économie en manque de bras.

Les échanges avec les journalistes nous saisissent particulièrement sur les dynamiques analogues que nous observons aujourd’hui en France. L’Italie a eu son Bolloré quelques années avant nous, en la personne de Berlusconi, et l’audiovisuel a été largement réformé par le gouvernement de Matteo Renzi il y a quelques années. Cette dernière réforme permet à l’actuel gouvernement une sorte de main mise sur les politiques éditoriales des médias publics sans que Giorgia Meloni ait eu besoin de changer les règles, glissant en quelque sorte ses pieds dans les souliers des réformes conduites par d’autres avant elle. Ces échanges nous rappellent aux critiques de la réforme en France qui pourrait in fine servir le dessein autoritaire de l’extrême droite si jamais elle parvenait au pouvoir.

Mercredi 23 juillet, Rome

Deuxième journée romaine où nous avons deux rendez-vous programmés pour conclure ce court voyage d’étude. Nous consacrons la matinée à une rencontre avec des associations et activistes intervenant dans le champ notamment de l’écologie et de la défense des droits humains. L’après-midi, nous rencontrons la nouvelle direction du Parti Démocrate, parmi laquelle des jeunes parlementaires qui devront nous quitter un peu précipitamment, obligés de se rendre rapidement au parlement, à quelques centaines de mètres du siège du parti, pour une activité qui m’est désormais assez familière : « aller voter ».

Nos interlocuteurs en matinée, et notamment Greenpeace, me donnent l’occasion de témoigner d’une sorte d’étonnement du peu de considération exprimée à l’égard des questions écologiques au cours des échanges des deux derniers jours. La confirmation de cette impression nous rappelle à une sorte de hiérarchie des batailles : faute d’articulation limpide et sensible, la question sociale écrase l’écologie, les plus précaires se préoccupant moins d’un nutriscore que d’un frigo rempli. Conscients que cette opposition est factice, les plus précaires subissant plus que les autres les effets du changement climatique, nous convenons également sur ce point d’un besoin de coordination et de dialogue à l’échelle du continent, pour construire un idéal culturel écologique et social, la droite et l’extrême droite italienne comme européenne conduisant des politiques au mieux indifférentes à l’écologie, au pire complètement hostiles et climatosceptiques.

Nous concluons donc notre séjour par une rencontre avec la nouvelle direction du Parti Démocrate, largement rajeunie lors de son dernier congrès. Nous rencontrons plus précisément l’adjointe d’Elly Schlein (secrétaire générale), Chiara Gribaudo, députée, entourée d’autres dirigeants et/ou parlementaires, et notamment Arturo Scotto, député italien francophone et, pour la petite histoire, marié à une française appartenant jadis au courant politique berceau de ma propre formation, la gauche socialiste dite la « GS », du temps où Julien Dray et Jean-Luc Mélenchon militaient côte à côte.

Cette rencontre vient d’abord confirmer l’intérêt de toutes et tous pour « La Digue » et l’importance de reconstruire les liens entre les forces de la gauche et de l’écologie partout dans le monde, singulièrement entre nous, pays voisins et européens. Certes, les socialistes et tous les grands mouvements politiques à gauche ont leurs réseaux (ex : PSE) mais, outre leurs divisions, ceux-là ne sont pas aujourd’hui ni pensés, ni dirigés pour être une ou des forces de construction de programmes ou de stratégies politiques, encore moins pour être émettrices d’une contre-culture pourtant nécessaire dans le contexte d’une extrême droite organisée sur tous ces plans.

J’écris ces quelques lignes après l’accord commercial signé par l’Union européenne et les États-Unis et me reviennent quelques commentaires sur le sujet, en amont de cette signature, où nos interlocuteurs du PD témoignaient de leurs inquiétudes pour l’économie italienne (et ses travailleurs), parmi les plus exportatrices aux USA des économies européennes. J’ai observé plus tard et avec soulagement la désapprobation par les dirigeants du PD de l’accord signé. Mais je ne peux m’empêcher de considérer lucidement leur pareille angoisse à l’idée d’une guerre commerciale qui aurait d’abord eu pour conséquence de fragiliser encore davantage la cohésion sociale en Italie. De nombreux observateurs avertis ont d’ailleurs dénoncé un accord préservant les intérêts allemands et italiens plutôt que de toute l’Union européenne. Et à raison puisque cet intérêt communautaire n’existe pas encore. « La Digue » est une esquisse d’une coopération qui doit permettre de travailler un programme commun de la gauche en Europe pour empêcher que l’on oppose le travailleur italien, au travailleur français, au travailleur polonais ou encore au travailleur syrien exilé.

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